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HOMMAGE À MOUSTAPHA SAFOUAN

Ma rencontre avec Moustapha Safouan est de celles que l’on appelle une bonne rencontre, une rencontre déterminante, de celle qui vous transforme. J’’ai commencé à travailler avec lui en contrôle il y a une vingtaine d’années et en 2014 nous avons formé ce qu’il a appelé un quatuor avec Dolorès Frau-Frérot et Fabrice Liégard pour discuter et débattre de questions théoriques et cliniques. Ces échanges parfois publics étaient centrés au départ sur certains de ses livres qui venaient de paraître et se sont transformés en rendez-vous où chacun pouvait témoigner et relancer ses propres questions. Dans ce mouvement de travail, il nous a fait, au cours de ces années, l’honneur et le plaisir de venir à Caen à plusieurs reprises.
Souvent impressionnés par son expérience, son parcours et son érudition, il a su en déjouer les effets par sa simplicité et son humour. Comme le remarque Dolorès Frau Frérot, par sa liberté de ton et son accueil, la possibilité a été ouverte d’un dispositif où le sujet fait partie intégrante du savoir qui s’élabore.
Une partie de ces échanges est devenue un livre dont le titre témoigne de la tonalité du travail qui nous animait L’inconscient à demi-mot. (Ed. des crépuscules. 2020). La forme de l’interlocution, du dialogue, nous font entendre de façon particulièrement sensible le style de l’homme, ce théoricien et clinicien d’exception. Nous lui rendons hommage en reprenant quelques moments de ces échanges et de ce parcours avec lui.
Écoutons le quand il parle de la formation et de sa formation avec Lacan dont il a été l’élève et le compagnon de route dès 1949 : « l’exercice de l’analyse est un art, celui que le praticien a des effets constituants de la parole ». Un art qui est, à l’entendre et à le lire, un art du Bien dire, celui du tact qui peut toucher sans faire mal, celui de l’humour et du trait d’esprit, celui de sa sensibilité à la polyphonie de la langue. Comme il le souligne à propos de sa pratique « quand je parle à quelqu’un, je ne m’adresse pas à un névrosé, à un psychotique ou à un débile, je m’adresse à un esprit ».
Dans le travail de contrôle avec lui, il était d’ailleurs très prudent sur ces questions de structures, c’était toujours au détour d’un mot, d’une phrase que cette question pouvait se présenter. Un art aussi quand il parle de la direction de l’analyse : « il s’agit de rendre abordable pour le sujet un fantasme où s’empêtre son désir et non pas de présenter ce fantasme comme étant son désir-même. » Distinction fondamentale entre savoir et vérité. Et il conclut : « C'est une opération qui n'est pas mince, cette opération de reconnaître le désir. »
Sur ce qui constitue le cap éthique de l’analyste, il définit ainsi la particularité du dialogue analytique : « la psychanalyse c’est quand même une relation extrêmement particulière...ce qui est commun entre l’analyste et l’analysant c’est ce qui s’appelle le refoulé qui se dit à demi-mot, ce qui se dit à demi-mot comme un mot d’esprit, c’est ça la vérité, ce qui fait que leur seul lien c’est la vérité. Et c’est en cela que c’est une relation sans aucune commune mesure avec toute autre relation humaine. »
Il poursuit : « Austin a une phrase merveilleuse : il faut être deux pour faire une vérité. C'est pour cela que le désir est désir de reconnaissance. Qu'est-ce que cela veut dire ? Il est refoulé, il est désir de reconnaissance, autrement il n'est pas vrai tant qu'il n'a pas été dit. »
Nous touchons là à ce qu’il appelle les effets constituants de la parole, désir de reconnaissance du désir. Dans le travail avec lui, cela s’entendait dans son acuité à la signifiance, à la portée métaphorique des mots de la langue, du langage ordinaire.
Parlant de son analyse avec Marc Schlumberger, son analyste, il lui demande en fin de parcours : « Mais que devient le père en fin d’analyse ? ». « Il s’évanouit » ou « il s’évapore », lui répond celui-ci. « C’était évidemment pas la chose qui vous renseigne en quoi que ce soit... et c’est cette histoire « il s’évanouit » qui m’a fait devenir analyste. Il fallait que je sache par moi-même », c’est-à-dire qu’il a pris à sa charge la réponse à cette question. C’est aussi ce qui marque sa rencontre avec Lacan et ce qui l’a conduit à porter une attention soutenue tout au long de son œuvre à la question du père et du tiers comme effet du nom, à la fonction paternelle en particulier dans le monde contemporain.
Sur ce fil, Moustapha Safouan parle du Discours de Rome, que Lacan lui a remis à l’été 1953, comme d’un texte fondateur. Sa lecture a eu pour lui « un effet renversant » et la rénovation des concepts qu’il soutenait reste toujours actuelle. Cela n’est pas sans résonnances, me semble-t-il, avec ce qu’il a contribué à fonder à Rome en 1991, la Fondation européenne pour la psychanalyse.
Quant à l’avenir de la psychanalyse, M. Safouan a cette belle formulation: « il reste inconnu. Tout ce qu’on peut dire est qu’il dépend, en définitive, non pas de l’œuvre d’un seul, mais du sérieux des psychanalystes qui, seul, vivifie l’œuvre. » (Le transfert et le désir de l’analyste. Ed. Seuil. 1988).
« Souvenons-nous que M. Safouan a traduit L’interprétation des Rêves en langue arabe, manière singulière de réveiller cette langue et cette culture et de les ouvrir au monde. Alors, si il reste le plus ancien des classiques, il est assurément, le premier des modernes » (Dolorès Frau Frérot).
Il avait plusieurs cercles de travail dont celui avec des intellectuels de langue arabe. N’oublions pas l’analyse très éclairante qu’il fait des rapports entre politique de l’écriture et terrorisme religieux dans son livre Pourquoi le monde arabe n’est pas libre ? (Ed. Denoël 2008).
L’œuvre de Moustapha Safouan reste vive, elle nous ouvre des voies et nous invite à poursuivre ce qui l’animait : le désir d’apprendre. Ce désir d’apprendre constitue un trait de notre rencontre. Je peux dire que c’est ce qu’il m’a transmis.
Il reste pour moi un maitre et un ami.

Sylvain Frérot
Novembre 2020

Une journée en hommage à Moustapha Safouan est prévue le samedi 12 mars 2022 à l'USIC,18 rue de Varenne, à Paris.

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